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ARCHITECTURE… URBANISME…

ÊTRE ARCHITECTURE

Dans un livre d’entretiens “Paul Chemetov être architecte” Frédéric Lenne pose la question à ce grand professionnel : que signifie être architecte ?
La recherche conduite par Dominique Putz, architecte et docteur en architecture, publiée par les éditions Cosa Mentale “Les Figures Architectoniques, la construction logique de la forme” pose une question complémentaire : Que signifie pour une construction ou un espace être architecture ?

Page “Architecture… Urbanisme” : Jacques Rey
Assisté de Marie-Noëlle Gillet

“L’homme moderne a perdu la lecture de l’architecture et de ses figures. Le regard glisse souvent sur l’apparence extérieure, où l’effet et “l’emballage” occultent l’absence de rapport au contexte, au lieu et à la ville, et à l’expérience vécue qui en découle”.  in Les Figures Architectoniques, p.13

Dans cet ouvrage, issu de sa thèse de doctorat, Dominique Putz décrypte, pour en comprendre les significations, l’écriture et le vocabulaire formels de l’architecture des bâtiments, des villes et des paysages. Dans son préambule, il nous rappelle fort justement que “derrière l’architecture se trouve l’architectonique qui est le lien entre la construction comprise comme substance “agencée” et les représentations qui s’y attachent”. in Les Figures Architectoniques, p.13

Ignorantes du génie des lieux, de leurs cultures et de leurs topographies, villes en expansion et campagnes en déshérence se peuplent  de constructions modélisés et d’aménagements banalisés.

Un néo formalisme, sans autre principe que commercial, fournit un décor traditionaliste ou moderniste suivant le cas aux demeures les plus modestes comme aux édifices les plus emblématiques. Cette accumulation de non architecture, détruisant les paysages et banalisant les territoires, est le fruit d’une économie urbaine  financiarisée, d’une technocratie fascinée par le marketing et de technologies hégémoniques n’obéissant qu’à leurs propres logiques. Il  est donc particulièrement bienvenu de rappeler que donner un sens à la matière et à l’espace est l’essence même de l’architecture, c’est ce qui la différencie de la construction et constitue sa pertinence sociale.

Se référant à Emmanuel Kant dans “Analytique du Beau” Dominique Putz explique : “En architecture les jugements esthétiques partagent avec les jugements de connaissance le rapport au concept à l’objet, qui renvoie à sa finalité, même ramenée à des fins pressenties plutôt que définies. Cela signifie qu’un édifice doit d’abord être évalué par rapport à son concept, ce qui implique non seulement l’adéquation de la forme à son usage, mais également l’adéquation de la forme à ses significations. Au couple forme/fonction s’ajoute le couple forme/idée (soit l’idée poursuivie par le concepteur sous forme d’intention, soit celle transmise dans la représentation de l’œuvre sous forme de concept ou principe) que l’on pourra essayer de traduire par forme /figure”. in Les Figures Architectoniques, p.20

Au-delà du combat des anciens et des modernes qui se résume pour beaucoup à une question de style, l’auteur propose une manière de voir l’architecture, d’en comprendre le sens au travers du rapport de ses figures à l’histoire.
Cette approche culturelle s’inscrit dans une rationalité héritée du Siècle des Lumières qui a bouleversé une pensée architecturale issue de la Renaissance dès l’annonce de la révolution industrielle de Claude Nicolas Ledoux à Viollet-le-Duc, de Tony Garnier à Le Corbusier et de Bernard Huet à Jean Nouvel.

Enfant du XXe siècle, le mouvement moderne international croit, comme les utopistes, comme Saint-Simon comme Karl Marx, aux progrès apportés par le développement des sciences et des techniques et aux bienfaits potentiels de l’urbanisation qui leur est consubstantielle. C’est pourquoi les architectes qui s’y réfèrent s’opposent au formalisme néoclassique d’un académisme incapable de donner sens, d’exprimer l’optimisme progressiste de la société industrielle.

En Europe, le passage du rural à l’urbain s’accélère après la deuxième guerre mondiale. Devant l’urgence des problèmes à régler, le rôle et la nécessité de l’architecture sont contestés par le principe fondateur de cette phase de la révolution industrielle : le productivisme. Celui-ci se réclame cependant du mouvement moderne mais le prive de toutes ses dimensions culturelles et poétiques.

Au motif d’efficacité sociale et économique le rôle imparti aux architectes est d’enjoliver et non de donner du sens .Toute recherche de forme est réputée formaliste. L’architecture devient un prix, un délai  et à la rigueur une façade.

Dès les années 60, une marginalité active d’étudiants et de professionnels s’élèvent contre ces dérives.

Après 68, apparaît une nouvelle génération d’architectes assumant à la fois leur statut d’intellectuel et celui de créateur. Ils proposent des alternatives théoriques et pratiques, une nouvelle praxis dans laquelle l’architecture conjugue le faire et le signifiant.
Persuadés que la forme donnée par les civilisations aux ouvrages et aux paysages est une question de fond, ils réhabilitent l’idée de projet et de projet urbain.
“Il s’agira d’analyser comment les intentions par rapport auxquelles se fonde le projet s’organisent en système, défini en langage kantien comme “unité des diverses connaissances sous une idée” que Kant nomme fort à propos l’architectonique”. in Les Figures Architectoniques, p.22

Dominique Putz est représentatif de cette nouvelle manière d’être architecte. Enseignant et praticien, il est convaincu qu’il ne peut avoir d’architecture sans théorie de l’architecture et de projet sans idée du projet
“C’est pourquoi l’architecture se distingue de la simple construction. Elle s’offre à nous non pas seulement à travers ce qu’elle est mais aussi par ce qu’elle veut ou  prétend être, soit une poétique  au sens premier du terme, qui signifie faire ou fabriquer”. in Les Figures Architectoniques, p.20

Sa réflexion s’ouvre sur d’autres disciplines de la pensée particulièrement l’histoire et la philosophie. Dans cet ouvrage, il analyse en créateur le rôle, la signification de la forme architecturale et urbaine dans de multiples civilisations, dans différentes circonstances de l’histoire.
Pour lui l’architecture des édifices et des ensembles urbains est un Artefact relevant de la poétique communiquant par les voix du silence.
L‘originalité de la démarche tient au fait que l’auteur étant lui-même architecte, que le langage architectural est son moyen d’expression, sa langue maternelle, il en déconstruit le vocabulaire pour en expliquer le sens, sans pour autant en déduire des recettes.

“La figure est un outil de décryptage pour les édifices, les villes et les paysages - un médium pour dépasser l’enveloppe, pour critiquer. Elle est une porte d’entrée pour une histoire de l’architecture écrite par un architecte. Parce que derrière une histoire de formes, c’est l’histoire d’espace que l’on découvre. C’est l’espace qui est toujours au cœur du récit”. Les Figures Architectoniques, préface de Simon Campedel.

La recherche de Dominique Putz s’intéresse à des édifices et des urbanités dont les formes ont été particulièrement réfléchies pour qu’elles portent sens.
Ne se limitant pas au construit pour illustrer sa démarche, il explore le vide comme figure dans l’organisation des espaces internes et  externes.

“L’architecture c’est le vide, à toi de le définir”. Luigi Snozzi

Pour illustrer ce propos, il choisit entre autres deux exemples significatifs : la place Saint-Marc à Venise et la grande place d’Ispahan.
“Au delà de la famille des vides résiduels hérités de la géographie (collines, ravins, plans d’eau), il existe des vides architecturés, c’est-à-dire des artefacts produits par l’architecture de la ville. Les grandes places monumentales, la place du Campo à Sienne ou la place Saint-Marc à Venise apparaissent par contraste avec la densité du tissu qui les porte, comme creusées dans la masse de la ville elle-même, salons à ciel ouvert d’un vaste édifice qui se presse autour d’elle”. in Les Figures Architectoniques, p.114-115

Pour expliquer le sens de la grande place d’Ispahan Dominique Putz se réfère au spécialiste de l’histoire du Chiisme : l’iranien Hamid Dabashi : “Les historiens de l’art et de l’architecture ont concentré leur attention sur les palais, mosquées et bazars mais ont négligé la signification des espaces publics ouverts créés au milieu d’eux. Sur cette place où les architectes du royaume ont bâti tous ces magnifiques monuments se trouve aussi un lieu encore plus signifiant, où des millions de fidèles peuvent se réunir, habitat commun qui fait de l’espace et de son étendue un bien commun qui revêt pour ces raisons un caractère public, une nouvelle conception de l’aménagement urbain au service du peuple”. in Les Figures Architectoniques p.118

Une telle approche pourrait expliquer le sens de la place Saint-Pierre de Rome, au-delà des colonnades du Bernin et des façades monumentales de la Basilique.

Plan de la Basilique et de la place de Saint Pierre de Rome
Architecte de la place et de la colonnade : Gian Lorenzo Bernini, dit Le Bernin


Dominique Putz utilise la même grille pour analyser deux icones du mouvement moderne l’immeuble du Bauhaus de Walter Gropius et la chapelle de Ronchamp de Le Corbusier.

Plan masse du Bauhaus Dessau           

Architecte : Walter Gropius 


Tableau d’El Lissitzsky

“Avec le Bauhaus, c’est la question de l’abstraction en architecture qui est posée. Comme en peinture il y a aurait des architectures figuratives et des architectures abstraites… L’enjeu est bien la création d’un univers des choses abstraites, fait de figures qui les transcendent. Il s’agit d’approcher l’essence des fins premières que l’architecture peut exprimer, mais toujours au service de l’utilitarisme qui est sa raison d’être”. in Les Figures Architectoniques p.194-195

“Pour compléter cette série d’analyses, j’ai voulu vérifier la pertinence de ces concepts appliqués à des architectures dites “organiques”, c’est-à-dire celles présentant le moins de rapport immédiat avec la géométrie et ses règles. Si une large palette d’exemples, jusqu’aux édifices actuels tant médiatisés de Frank Gehry, peut illustrer cette tendance, il me semble que l’édifice le plus emblématique reste La chapelle de Ronchamp. Souvent présentée comme une exception dans l’œuvre de Le Corbusier, elle a stupéfié la critique architecturale de l’époque par sa liberté formelle qui semblait contredire tous les principes théoriques de son auteur”. in  Les Figures Architectoniques, p.21

Ecorché axonométrique de la Chapelle de Ronchamp
Architecte : Le Corbusier


La démarche de Dominique Putz est particulièrement intéressante parce qu’elle n’expose pas seulement une nouvelle manière d’aborder l’architecture dans un contexte spécifique, mais une nouvelle manière d’aborder l’architecture par l’histoire de ses formes à partir d’un critère de référence : la production de sens. L’architecture, art de l’espace et du temps, est à la construction ce que la littérature est à l’écriture.