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ARCHITECTURE… URBANISME…
TONY GARNIER ET NOUS

Lyon, le 13 aout 1869, 10 heures du matin, dans un modeste immeuble des pentes de la Croix-Rousse, 11 rue Rivet, naît Tony Garnier. Ce premier enfant d’un dessinateur en soierie et d’une tisseuse deviendra un architecte de renom international considéré, entre autres par Le Corbusier et par l’architecte critique et historien britannique Kenneth Frampton, comme l’un des précurseurs du mouvement moderne en architecture.
Page “Architecture… Urbanisme” : Jacques Rey
Assisté de Marie-Noëlle Gillet
Cette reconnaissance dépassa les frontières de la ville et de la France. Elle est due à son projet de ville utopique élaboré à l’issue de ses études : “Une Cité industrielle, étude pour la construction des villes” et à ses réalisations mettant en œuvre les principes architecturaux et urbains de la ville qu’il avait imaginée pour la seconde révolution industrielle.
Tony Garnier, Premier Grand prix de Rome, séjourne de 1899 à 1904 à Rome. Pensionnaire de la villa Médicis, il ne se limite pas, comme c’était l’usage, à relever et à dessiner des monuments antiques. Sensible aux enjeux urbains et sociaux de ce début de siècle, il élabore un projet de cité faisant bénéficier ses habitants des progrès potentiels de la révolution industrielle.
Âgé de trente ans, ce jeune homme s’était intéressé aux utopies socialistes comme celles théoriques du comte de Saint-Simon ou celles opérationnelles de Jean-Baptiste Godin. Il avait découvert les écrits d’Émile Zola dont il fréquente les amis lors de son séjour à l’École de Beaux-Arts de Paris.
L’Académie d’Architecture chargée d’avaliser les travaux des pensionnaires de la Villa Médicis rejette, en 1900, les esquisses de sa “Cité industrielle” considérant qu’elles ne relevaient pas de l’architecture. Tony Garnier doit se résoudre à dessiner une reconstitution de la cité antique de Tusculum.
En 1917, il publie le projet global de la “Cité industrielle” aujourd’hui considéré comme le premier manifeste de l’urbanisme moderne.
Il s’installe à Lyon en 1904. Le maire socialiste de la ville, Victor Augagneur, le remarque et lui confie son premier chantier public : la Vacherie du parc de la Tête d’Or. L’homme politique s’intéresse surtout à son projet de Cité industrielle qu’il inscrira en 1904 dans son programme municipal.
Ayant démissionné en octobre 1905, Victor Augagneur laisse une lettre à son successeur Édouard Herriot lui recommandant Tony Garnier.
De 1905 à 1937, le couple Herriot/Garnier devient le symbole mythique de rapports fructueux entre un politique et un architecte.
En 2019, Lyon commémore par de nombreuses initiatives le cent cinquantième anniversaire de la naissance de ce visionnaire.
Archipel, Centre de Culture Urbaine, édite un document exceptionnel : le facsimilé de l’intégralité de la “Cité industrielle” publié en 1917 accompagné du regard critique de l’architecte et journaliste François Chaslin et du philosophe de la ville Thierry Paquot.
Anne-Sophie Clémençon, historienne de la ville et l’écrivain Pierre Gras lancent une pétition visant à faire classer l’ensemble de l’œuvre de Tony Garnier. Celle-ci est unanimement reconnue mais trop souvent irrespectueusement transformée, parfois même en partie détruite.
La maison personnelle de l’architecte, sise 1 rue de la Mignonne à Saint-Rambert l’Île Barbe Lyon (9e) a été amputée en 1958 pour élargir le quai Paul Sédallian. Propriété du département du Rhône, cette villa a été vendue au privé sans bénéficier d’aucune protection.
Située à l’angle de la rue Duquesne et de la rue Boileau à Lyon (6e) l’usine Mercier Chaleyssin construite de 1913 à 1914 est méconnaissable.
Usine Mercier Chaleyssin - Angle rue Boileau/rue Barrème Lyon 6e
Architecte Tony Garnier
Les abattoirs de Gerland ont été en grande partie détruits. Seuls ont été conservés les pavillons d’entrée, des luminaires, un portique monumental et la Grande Halle. Ce sauvetage est dû à la mobilisation du monde de la culture et à l’intervention de Jean Prouvé.
L’extension du Lycée Diderot, ex- école de Tissage, est piteuse. La cohérence de l’Hôpital Édouard Herriot est aujourd’hui compromise par des projets de restructuration.
Qu’en sera- t-il des futurs aménagements de la piscine de Gerland ?
Situé au cœur du quartier des États-Unis, le musée Urbain Tony Garnier témoigne des luttes urbaines menées dans les années 70 par les habitants du site et par de jeunes professionnels pour valoriser et protéger ce patrimoine social et architectural menacé par le tracé d’une autoroute urbaine.
Ce combat est original tant sur le plan culturel que politique. Il s’apparente à celui mené à Berlin Ouest pour sauver deux ensembles de cité jardins construites à partir de 1926 par l’architecte Bruno Taut : Berlin Britz et Oncle Tom Hutte. Dans les années 60, suite au travail militant des jeunes architectes Helge Pitz et Winfried Brenne, le Senat de Berlin-Ouest a considéré ces ensembles comme un patrimoine culturel au même titre que celui de la Renaissance ou de l’âge classique.
Le musée Tony Garnier propose une exposition évènement : “Tony Garnier L’air du temps” du 4 octobre 2019 au 13 décembre 2020 et publie un catalogue éponyme.
Les archives municipales de Lyon organisent du 16 octobre 2019 au 21 mars 2020 une exposition intitulée “Le Maire et l’Architecte” consacrée aux rapports entre le politique et l’architecture illustré par le couple légendaire de Tony Garnier et d’Édouard Herriot.
Une table ronde sur le thème “L’utopie résiliente de Tony Garnier” a été organisée le 18 octobre par Archipel et l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Lyon.
De 1906 à 1937 Tony Garnier enseigne à l’école régionale d’Architecture de Lyon. Dans un premier temps il est nommé professeur de Construction, ce poste l’intéresse peu, il le sous traite à son associé l’ingénieur Paul Durand.
En 1921, il devient chef d’un Atelier extérieur à l’École des Beaux-arts. L’Atelier Tony Garnier s’installe 33 rue Vieille Monnaie, actuelle rue René Leynaud.
En 1937 Tony Garnier est mis à la retraite d’office par Édouard Herriot. Un de ses élèves Pierre Bourdeix prend sa succession comme patron de l’Atelier.
L’Atelier Tony Garnier s’installera, après la deuxième guerre mondiale, 27 montée du Gourguillon Lyon (5e), Pierre Bourdeix sera assisté d’un autre élève de Tony Garnier Louis Piessat très hostile à Le Corbusier.
Entre les deux guerres, l’influence du mouvement moderne en art et en architecture commence à se faire sentir dans l’architecture lyonnaise et dans l’enseignement.
Cette nouvelle modernité est révélée par la revue suridéaliste “Manomètre” fondée par le docteur Malespine puis, dans son sillage, par la Galerie créée par le poète Marcel Michaud et l’assistant de Tony Garnier l’architecte Louis Thomas. Ce dernier est en rapport avec l’avant-garde européenne, avec le Bauhaus, avec Siegfried Giedion secrétaire des CIAM (congrès internationaux d’architecture moderne) et avec Filippo Tommaso Marinetti et les futuristes italiens.
Eugène Claudius-Petit, futur ministre de la reconstruction et du logement, alors professeur de dessin au lycée Ampère expose dans la galerie Marcel Michaud, admirateur de Le Corbusier, il l’aurait pour la première fois rencontré à Lyon en 1942.
Dès la fin des années 20, naît une contestation de l’architecture et de l’enseignement de Tony Garnier jugée trop influencé par l’antique alors que le langage du mouvement moderne s’inspire des recherches formelles de la peinture d’avant-garde comme celles de Piet Mondrian ou d’Albert Gleizes.
Cette nouvelle modernité s’exprime alors discrètement dans les projets non réalisés de Louis Thomas et surtout dans la maison très BAUHAUS du directeur de l’École de Tissage due à l’associé de Tony Garnier l’architecte Jean Faure.
Maison du Directeur de l’École de Tissage
Projet réalisé : architecte Jean Faure Projet initial non réalisé de Tony Garnier
©Georges Fessy
De 1927 à 1932 Michel Roux-Spitz, ancien élève de Tony Garnier, crée à Lyon un autre Atelier extérieur s’opposant au conservatisme de l’Atelier Tony Garnier.
En 1942 Jean Zumbrunnen et Michel Marin, encore étudiants en architecture et admirateurs de Le Corbusier, tentent sans succès de fonder un Atelier dissident.
À la libération émerge une nouvelle génération d’architectes formés pendant l’occupation et plus influencés par le mouvement moderne que par Tony Garnier dont l’image avait été compromise par le conformisme de ses successeurs à la tête de l’Atelier du Gourguillon.
Après avoir respectueusement marginalisé Pierre Bourdeix, René Gagès et Franck Grimal font de l’unité de voisinage de Bron-Parilly un manifeste d’une nouvelle modernité illustrée ensuite par les œuvres de François-Régis Cottin, de Pierre Tourret, de Jean Zumbrunnen, de Michel Marin ou de Pierre Genton qui lui travailla chez Le Corbusier.
En 1949 des étudiants, rejetant l’académisme de l’Atelier Tony Garnier, fondent un second Atelier extérieur s’inspirant des idées du mouvement moderne : l’atelier Gagés-Cottin installé 3 rue de Savoie Lyon (2e).
Jusque dans les années 70 Tony Garnier n’intéresse plus guère que les nostalgiques et les plus traditionalistes des architectes lyonnais.
Après 1968, nombreux sont les jeunes architectes qui au-delà de Le Corbusier se réfèrent aux avant-gardes des années 20. En 1974, ils organisent un voyage professionnel à Moscou pour découvrir les réalisations des constructivistes soviétiques, révélés en 1967 par l’ouvrage d’Anatole Kopp “Ville et Révolution”. L’Architecte constructiviste Ivan Sergueïevitch Nikolaïev qui fut assistant de Konstantin Melnikov, les reçoit grâce à l’entremise de Paul Chemetov. Il leur fait prendre conscience de l’influence internationale de Tony Garnier qui fut membre correspondant de l’académie d’architecture d’Union soviétique.
De retour à Lyon d’anciens élèves de l’Atelier Gagès-Cottin explorent l’œuvre de Tony Garnier. Assistée par l’auteur de cet article, la journaliste Cécile Philippe lui consacre un long reportage diffusé sur la troisième puis sur la deuxième chaine de télévision. Michel Roz rencontre Louis Thomas, le présente à Jean-Louis Cohen et obtient du Ministère de la Culture un contrat de recherche ayant pour objet le recensement des archives de Tony Garnier.
Pour soutenir les luttes populaires pour la défense du patrimoine urbain et architectural une exposition “L’avenir du passé” est organisée en mai 1977 dans le cadre de la fête départementale du Parti Communiste. Les photos sont dues à Yves Neyrolles, militant actif de la Renaissance du Vieux Lyon dont il deviendra le président.
Ce nouvel éclairage sur l’apport de Tony Garnier a contribué à la sauvegarde de la Grande Halle des abattoirs, du quartier des États-Unis et au lancement de l’exposition Tony Garnier au Centre Georges Pompidou en 1990.
Aujourd’hui encore se confrontent deux lectures de l’œuvre de Tony Garnier : celle défendue par Louis Piessat nostalgique et figée, et la nôtre active et positive participant aux enjeux urbains et architecturaux d’une société en mutation .