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PERFORMANCE

ANA MENDIETA, ou la recherche des temps perdus

“Sweeting Blood” - 1973 - ©Jeu de Paume/Raphaël Chipault

Une série de films tournés en caméra super 8, présentés au Jeu de Paume à Paris, retrace en partie le parcours de performances d’Ana Mendieta, artiste cubaine des plus  novatrice et prolifique de sa génération. Arrachée à son île à l’âge de 12 ans, loin de ses parents, dans le cadre d’un programme mis sur pied par le gouvernement américain et des organisations caritatives catholiques, pour évacuer 14 000 enfants cubains à Miami, elle est placée dans un orphelinat catholique, puis dans diverses familles d’accueil. 

Page “Performance” : Sylvie Ferré
Relecture : Jean Mereu

À l’université de l’Iowa, elle obtient une licence en arts plastiques, puis un master en 1972 dans le cadre de l’Intermedia Program, cursus trans-disciplinaire unique à l’époque. Dans la même université, elle étudie l’art primitif mexicain et s’inscrit à un cursus particulièrement innovant jusqu’en 1977, mis en place par Hans Breder et surtout axé sur l’art performance. Dans ce cadre, seront invités des artistes expérimentaux et des critiques de premier rang dont le rebelle de l’avant-garde newyorkaise Willoughby Sharp. Là elle va y croiser Allan Kaprow, Hans Haacke, Robert Wilson, Vito Acconci, Martha Wilson et Nam Jun Paik, pour ne citer qu’eux. 

En 1978, elle s’installe à NY. Là, elle se passionne pour les questions d’égalité sociale et évoque la négligence dont sont victimes de nombreuses femmes de couleur dans le mouvement féministe américain. Dés 1971, elle se rend souvent au Mexique, étudie avec l’archéologue Thomas Charlton qui mène des fouilles à Téotihuacan, ce qui aura un fort impact sur son travail, elle établit un lien entre son héritage et les cultures précolombiennes. 

Mendieta s’affranchit des limites des différentes disciplines artistiques pour produire dessins, installations, performances, photographies, sculptures ainsi que plus d’une centaine d’œuvres filmées.  Outre ses thèmes récurrents  qui sont la mémoire, l’histoire, la culture, le rituel, le passage du temps, toute son œuvre est influencée par la séparation ressentie, le déracinement et la situation politique de son pays d’origine, la religion Santeria et ses rites. Elle n’aura de cesse de réconcilier le passé, de “trouver une place dans la terre et de se définir”. Dans son travail, la nature occupe une place prépondérante, les quatre éléments, terre, eau, feu, air la fascinent. La première Silhouette a lieu, en 1973, dans une tombe aztèque couverte de mauvaises herbes. Son corps est recouvert de graines et de fleurs. Rite solitaire d’une mort imaginée. Par analogie, le temps et l’histoire la recouvrent. La majorité des 104 films réalisés par l’artiste se déroulent dans la nature.

Les “Earth/Body” fusionnent sculpture, Land Art et performance. Ses performances sont souvent radicales. Elle peut suer le sang (Sweating Blood, 1973) dessiner une empreinte sanglante sur le mur avec l’inscription “There is a devil inside me” (1974).


“Bloodsign” 1974
- ©Jeu de Paume/Raphaël Chipault

Elle fait ressortir ce qu’elle a au plus profond d’elle pour se protéger. La vidéo performance la plus connue de cette époque, puisqu’elle est dans la collection du Centre Pompidou, est celle qui date de 1972, où elle tient par les pattes un poulet dont la tête a été préalablement coupée, les ailes continuent à s’agiter et le sang gicle sur son corps nu (1972). Par cette exploration de mort en direct, il y a certes une référence à la religion animiste de Cuba, la Santeria, et à ses sacrifices. Elle partage ainsi avec les esclaves des siècles passés, ce sacrifice animal, offrande aux dieux, qui permettra d’accéder à l’énergie vitale. Renforcer la vie à travers la mort, attirer la bienveillance. Lien entre la mort et sa condition de femme. Mendieta souffre de blessures qui ne saignent pas, et la vidéo donne sens à cette exécution. La mort, le sang, la vie sont omniprésent dans son œuvre. 

Mendieta, fascinée par la relation de la figure humaine et de l‘eau va explorer cette idée lors de multiples créations. Dans le film “Creek”, en 1974, au Mexique, elle est entièrement immergée dans l’eau, le corps flottant comme une île. Mais, en 1978, avec “Silueta de Arena”, la silhouette recouverte d’eau se substitue au corps de l’artiste. 

Dés 1977, son travail change : elle cesse, dans ses films, de recourir à son propre corps, elle n’en montre plus que la forme, les Silueta sont une signature, elles font référence à son corps. L’artiste travaille directement dans le paysage et fait corps avec l’élément naturel. 

En laissant dans la terre son empreinte, tel un stigmate, elle marque ainsi sa présence. Elle s’allonge dans la terre, le sable,  l’eau ou la boue en utilisant aussi le feu.  

“Firework Piece” 1976, est filmée sur la plage de Oaxaca au Mexique. Dans l’obscurité, une série de petites explosions de feux d’artifice éclairent progressivement son galbe. Rapidement, la forme est entièrement enflammée, des lumières blanches découpent la silhouette de Mendieta. Cette pièce est une référence à la pratique des feux d’artifice dans la tradition religieuse mexicaine. La fumée s’épaissit et tourbillonne avec la brise, de petits morceaux de matière enflammée dansent dans la nuit et tombent en tournoyant, la couleur passe du rouge au rose, avant de s’éteindre progressivement. Seul le cœur restera encore en flamme avant de disparaître dans la nuit.
    
“Firework piece” 1976 - ©Jeu de Paume/Raphaël Chipault

Ces silhouettes émouvantes sont des empreintes destinées à rester  éphémères, la nature reprend ses droits, signifiant leur caractère temporaire. La relation établie avec la terre évoque bien son attachement à ses origines, et concilie le passé. La trace laissée est une absence et fait référence à son déracinement. Des photographies documentaires retracent ces actions. La terre est sa toile, un espace sacré.

En 1980, Mendieta revient pour la première fois à Cuba. L’artiste, à travers 3 films évoque la séparation, le retour et la réconciliation. Elle créée les “Sculptures Rupestres”, dans et autour des grottes de Jaruco proches de la Havane. Là, elle sculpte les silhouettes de divinités indigènes Taïnos, des figures féminines qui tracent une ligne directe entre son passé lointain, ses ancêtres et le présent. D’après le mythe cubain, l’humanité est sortie des grottes, et pendant la guerre d’indépendance, elles ont servies de cachette aux soldats. Le film va de la sculpture à la mer, de l’horizon à la terre, dans un éloignement/rapprochement incessant, comme une hésitation, partir ou rester. 

Plus tard, en 1981, de retour à Miami, elle créé “Ochun” sur le sable de la plage de Key Biscayne, en écho aux silhouettes laissées à Cuba. Un banc de sable prend la forme de son corps, orienté en direction de l’île, la figure de la Silueta est traversé́e par des vaguelettes issues de l’é́tendue d’eau qui sé́pare la Floride de Cuba. Intitulé́ d’aprè̀s le nom d’une déesse de la Santeria, celle du fleuve et de l’amour, sainte patronne de Cuba, Ochun sera la dernière vidéo et la première qui sera sonorisée. 
En 1983, Ana Mendieta est lauréate du prix de Rome et passe deux années en Italie. Elle expose des sculptures faite de segments de troncs d’arbres marqués par le feu, et mélangés à la terre qui évoquent ses “Siluetas”.


“Birth” 1981 - ©Jeu de Paume/Raphaël Chipault

Tout au long de sa courte vie, Mendieta n’aura de cesse de pérenniser son œuvre unique et singulière en la documentant. Il en émane une forte dimension spirituelle.
D’où l’intérêt de cette exposition remarquable et des documents qui l’accompagnent, co-signés par de nombreux critiques internationaux. 
Disparue trop tôt, en 1985, à l’âge de 37 ans, elle se serait défenestrée de son appartement du 37ème étage, suite à une dispute avec son récent mari le sculpteur Carl André.