- Chroniques sur divers sujets
PERFORMANCE BERGEN#
24 HOURS À BERGEN, OU « L’ART DE LA RENCONTRE »*

La ville de Bergen en Norvège est connue pour son dynamisme artistique grâce à son Festival International d’Art Performance, ses forums académiques, workshops, et échanges internationaux menés par l’organisation Performance Art Bergen (PAB).
L’artiste Pavana Reid née en Thaïlande partage son temps entre Bergen et Belfast. Cette artiste reconnue dans les réseaux performatifs, organise aussi des événements de performances, bien souvent collectives. Fin février, elle innove en proposant à 24 artistes locaux ou internationaux, une performance collective de 24 heures dans un lieu précis. Son objet : mieux questionner l’influence du temps dans cette discipline artistique où le temps est un élément essentiel. Chaque artiste va rentrer un à un, heure par heure, et rester pendant le temps qui lui est attribué. Comment vont-ils utiliser leur intuition pour improviser, comment vont-ils interagir les uns avec les autres et partager ou non les matériaux dans les 2 salles réservées ? Comment vont-ils percevoir cette contrainte ? Tel est le challenge proposé cette fois par Pavana, une nuit et un jour durant.
Page “Performance” : Sylvie Ferré
Relecture : Jean Mereu
12 artistes déjà fort connus sont invités, 12 autres répondent à un Open Call.
Il est vrai que certains d’entre eux resteront plus longtemps dans l’espace que d’autres. Le premier va performer 24 heures durant, le dernier une heure seulement. La performance commence le vendredi 28 février à 18h et finira le samedi 29 février à 18h. Aucun d’eux n’aura le droit de regarder le travail des autres avant son entrée dans l’espace. Nul doute, que pour certains, ce moment sera long… Une certaine fébrilité règne juste avant 18h. Un canapé nous attend, nous, les témoins de cette action, c’est à dire le philosophe norvégien Oyvind Kvalnes, le critique anglais Douglas Park et moi-même. Plusieurs chaises et couvertures attendent le long des murs des deux salles ouvertes sur l’un des côtés.
Le premier artiste est le suédois Gustav Broms (SE), après avoir coupé ses longs cheveux avec un couteau qu’il aura pris soin d’aiguiser au préalable, il place les mèches en cercle autour de lui. Et s’enduit le visage de terre mouillée. La nature et l’anthropologie sont quelques uns des éléments principaux de son travail. Aussi va t-il se livrer 24h durant à nombreux rituels, improvisant, tout en se déplaçant, plusieurs tableaux, certains avec des os d’élans, des d’arbres, de la terre, de l’écriture ou des papiers découpés.
Gustav Broms - DR
Plong, plong, la balle rebondit fortement contre le mur. John Court (UK/FIN), 23 heures durant, lance violemment la balle de tennis contre le mur, la rattrape, la renvoie, indéfiniment. John dépasse toujours les limites de son corps, de sa force, dans chaque performance que j’ai pu voir de lui, il se met en danger, de façon plus ou moins pénible, mais toujours en utilisant le temps comme un accessoire utile à sa douloureuse action. Chacune de ses performances est en lien avec une situation vécue.
John Court - DR
Rita Marhaug (NO) rentre en poussant 3 gros caissons sur roulette. Un masque en fourrure recouvre sa tête. Elle va tour à tour, construire un gros ballon blanc avec les éléments sortis de l’une des caisses, dans lequel elle se fermera pour en ressortir après avoir changé de peau. Puis, sur un tissu propre, elle va découper un superbe saumon en petits morceaux, qu’elle offrira plus tard dans de petits bols avec de la sauce soja à l’assemblée présente.
Rita Marhaug - DR
Sa présence permanente et ses multiples transformations s’inspirent entre autres, du style baroque et des séries actuelles.
Ana Matey (ES) longe les murs en comptant chaque pas, mettant un pied devant l’autre et prend ainsi la mesure de l’espace. Tout en marchant, elle est présente dans le temps et l’espace, ce processus de création éveille son esprit.
Ana Matey - DR
Pendant le confinement, elle présente pendant 51 jours, 51 vidéos d’un travail quotidien autour de l’espace lumineux laissé par la fenêtre de son velux.
Gustav en position instable, marche sur les os de l’élan attachés à ses chaussures.
Mads Floor Andersen (DK) rentre. Tournant un citron dans ses mains, il inspecte les lieux, va chercher des briques, les installe en cercle, prend équilibre dessus, puis les porte en équilibre instable. Avec sensibilité, il n’aura de cesse d’être en dialogue avec les autres.
Mads Floor Andersen - DR
Rita marche sur les os des chaussures de Gustav, pendant que ce dernier écrit sur un mur, des mots évoquant le monde paléolithique.
Les artistes utilisent leur corps comme champ d’expérimentation. Certaines collaborations commencent à prendre forme. À tour de rôle, ils passent un moment ensemble, échangent du matériel. C’est là l’un des points importants d’une performance collective. Les connexions vont se créer. Et plus ils seront nombreux dans la salle, mieux ces interactions vont se faire naturellement.
Et toujours résonne le bruit de la balle de tennis de John Court.
Une nuit plus tard, à mon retour, l’espace est envahi de papier, de terre, de boue, de fil, de briques, de dessins, d’objets divers, d’installations qui perdurent encore avant d’être détruites. Un sacré chantier !
Béatrice Didier (BE) vient avec un gros sac de neige qu’elle parsème dans l’espace. Elle pose sur un pupitre, une liste de noms (avec date de naissance, ville et profession) de 1347 prisonniers du camp d’Espeland situé près de Bergen de 1943 à 1945. À voix haute, elle démarre la lecture. Reprise plus tard, la partition devient un matériel pour tous. Avançant lentement, elle montre à chacun un coquillage en équilibre sur le dos de sa main.
Béatrice Didier - DR
Une plaque de verre à la main lui permet d’embrasser sur la bouche plusieurs des performeurs.
Béatrice Didier et Sinead 0’Donnell - DR
Béatrice est une artiste étonnante, son attention aux autres et à ce qu’il se passe autour d’elle, est intense. C’est elle qui va aller ôter la brique posée en équilibre en haut d’un mur au dessus de la tête de l’un des artistes. Avec elle, toute expérience intime devient poésie.
Thomas Reul (DE) prend le relais de la lecture de Béatrice. Simultanément, sur sa chemise, il dessine les traits barrés marquant le temps, les semaines qui passent pour un homme emprisonné. Au long de ses actions, il s’efforce d’ouvrir de nouveaux espaces de pensées et d’en dépasser les limites.
Thomas Reul - DR
Les connexions continuent, à un rythme de plus en plus rapide, vu le nombre de performeurs.
John se repose un moment, se tenant le bras, assis contre un mur, avant de relancer la balle. Rita a désormais une boule recouverte de fourrure.
Jan Egil Finne (NO) entouré de fils de couleurs soulève une table avec son dos en avançant. À tour de rôle, il contrôle et laisse faire. Il s’attache les pieds debout sur deux chaises avec du scotch rouge et marche en équilibre précaire.
Jan Egil Finne - DR
Chumphunut Phuttha (TH) dessine un mandala avec du papier déchiré et pose une orange au milieu.
Chumphunut Phuttha - DR
Plus tard, couchée au sol, avec ses doigts de pied, elle fait tourner une branche et joue avec. Elle réalise en hauteur une grande farandole de papier découpé. Une certaine fraîcheur ressort de la limpidité de ses actions. Ce sera l’une des plus jeunes artistes invités avec Jan Egil Finne, Manuel Lopez, et Andriy Helytovych.
Gustav marche, la ramure de l’élan sur la tête, le corps recouvert de papiers découpés et collés. Il chante avec Rita, qui fait un rond de coquillages, Chumphunut Phuttha fait un mandala de coquillages.
Ingeborg Blom Andersskog (NO/SE) debout se recouvre inlassablement le corps de pastilles de peinture bleue, jusqu’à ce que sa tenue blanche devienne bleu violet. Inspirée par la philosophie du Slow Art, son travail est fait de répétitions qui posent les règles de ses propres limites.
Ingeborg Blom Andersskog - DR
Alastair McLennan (UK) est assis et sort d’un gros sac divers objets, des cartes, du fil, du papier et des crayons. Il délie les fils et s’en recouvre la tête. A sa paire de lunettes noires, il manque un verre, métaphore de l’équilibre et de l’interchangeabilité des points de vue.
Alastair McLennan - DR
Il marche sur un tas de cartes, pendant que Béatrice jette de la terre dessus. Debout sur une chaise, il jette des papiers, et offre ses dessins. Il n’a de cesse d’aller vers les autres. Alastair est un spécialiste des performances de longue durée, d’où l’importance de sa présence à Bergen.
Sandrine Schaefer (US) déambule avec un canard en plastique sur l’épaule. Le canard toujours perché, elle découvre un sein, puis les deux. Quel est désormais la place de l’animal dans notre monde urbain ?
Sandrine Schaefer - DR
Yvonne Navas Dominguez (CO/MX) porte un mannequin en tissu noir. Par des gestes de tous les jours, elle cherche une profonde connexion avec son environnement. Avec des cerceaux de bois, elle construit une boule qu’elle recouvre de fil rouge. En connexion avec son environnement, elle dépasse ses limites, génère de l’empathie, et créée des liens avec ceux qui sont autour d’elle.
Yvonne Navas Dominguez - DR
Interaction entre elle et Ingeborg pour la recouvrir de points bleus, sur les endroits que cette dernière ne peut atteindre.
Marta Bosowska (PL) entre présence et absence, sur son escabeau perché, supervise tout ce qui se passe dans les deux pièces tout en tenant un sac de bûches.
Marta Bosowska - DR
Lorsque Gustav frotte ses os, elle frotte les bûches entre elles. Et Marylin assise, frotte ses poignets. Bien plus tard, Martha vide son sac de bûches et descend de son piédestal.
Marilyn Arsem (US), assise observe longuement une brique avec des branches plantées dedans. Elle aussi, est une spécialiste des performances de longue durée. Elle regarde les autres et mime leurs gestes, notamment celui de tailler le crayon qu’Ana Matey tient en main. Son action est en permanence tournée vers les autres. Avec Mads ils vont inventer un jeu avec des coquillages, chacun installé à un bout d’une table, s’esclaffant à tour de rôle.
Marilyn Arsem et Mads Floor Andersen - DR
Plus tard elle enroule patiemment une pelote de laine emmêlée.
Niamh Seana Meehan (IE), assise, un masque noir sur le visage, nous fixe intensément. Elle écrit sur le mur « Coming soon ». Plus tard, devant chacun de nous elle se place, et nous met du gel hydroalcoolique dans les mains. Son regard est si insistant, que l’on ne peut rien lui refuser.
Niamh Seana Meehan - DR
Un regard incroyable de persuasion.
Manuel Lopez (ES) marche le corps recouvert d’un tissu blanc. Il ne sait pas qu’on lui a écrit « Risk » dans le dos. Assis, il découpe de tout petits morceaux d’écorces d’oranges qu’il colle sur le mur. Ses actions sont claires et poétiques, naturellement et avec une belle complicité, il rejoindra Chumphunut Phuttha pour plusieurs collaborations.
Manuel Lopez - DR
Andry Helytovych (UA) découpe dans sa chemise une fine lanière, ses gestes sont très lents, il prend le temps, se concentre. En général il utilise très peu de matériel, s’inspire de l’espace, de ce qu’il s’y passe. Les sens en éveil, il observe. Plus tard, il se glisse en rampant sous un grand papier rigide noir renflé, longtemps après moult contorsions, émerge sa tête devant une pomme posée en équilibre sur des briques, et sans y mettre les mains, il croque dedans.
Andry Helytovych - DR
Puis il déambule dans ce cadre noir.
Sinead O’Donnell (IE) me met le canard à l’oreille, il y a un rire à l’intérieur. Elle installe une table avec 2 gros pains, de la farine, de la terre et de l ‘eau. Torse nu, elle lit, interférant avec la lecture de Sandrine. Les mains rentrées dans les deux pains, Sinead marche seins nus le long des murs suivant la ligne rouge. Puis tape les pains sur le mur en dialogue avec Sandrine qui tape avec le canard sur le caisson de Rita. Sinead écrit sur des rouleaux de papier scotchés sur la table un texte en hommage à son père.
Sinead O’Donnell - DR
Elle viendra me chercher, je prendrai le relais. Son parcours artistique met à jour les restrictions imposées aux femmes, et génère souvent émotions et fortes réactions. Marta descendue de l’échelle retrouve Sinead et continue d’écrire à sa place. Ingeborg prend le relais.
Alastair se promène au milieu de tout cela.
Un jeu de liens se déroule entre Marylin et Jan Egil.
Andry colle au mur des papiers noircis. Thomas Reul balaye. Il y a effectivement de quoi faire. Jan Egyl couché, lance des dessins. Jeu de mains entre Alastair et Thomas. Anna a les mains noires des crayons taillés. Béatrice lit, un caillou à la main puis le lâche au-dessus d’une pile d’assiettes.
Tanya Mars (CA) pose des flèches rouges sur le sol. Une perruque sur la tête, elle se promène avec le masque du visage de Marylin. Elle revient une moustache sur la lèvre, en met une à Sinead, et va écrire sur le mur « What is going on Bergen ». Plus tard, elle nous propose, sur un plateau, un choix de moustaches, toutes sortes de modèles qu’elle nous colle aussitôt en bonne et due place.
Tanya Mars - DR
Désormais, chacun porte une moustache, peu importe le sexe. Cette artiste canadienne féministe propose avec humour des performances satiriques.
John et Thomas dorment un peu. Chumphunut Phuttha a écrit « Safe » sur un papier collé à son front. Sinead et Béatrice font des boulettes d’un mélange de terre, eau, farine. Ana, elle, fait des boulettes de papier. Marta transporte son escabeau. Manuel se tape la tête contre le mur, puis debout sur une table, il balaye. Mads montre une coque d’oursin géante avec un gant qui ressemble à une méduse.
Olga Prokhorova (RU/FIN) rentre un paquet dans les mains. Elle en sort une pâte à modeler à laquelle elle va donner différentes formes en la roulant. Comme avec une étole, elle s’en couvre le cou.
Olga Prokhorova - DR
John et elle font des boulettes qu’ils lancent au mur. Elle se recouvre la tête avec cette pâte, puis pose ses fesses dessus. Elle berce sa figurine qui a désormais 2 yeux et une bouche.
Thomas Wells (UK) nous tient en haleine en préparant dans une bassine un curieux mélange dont il va se recouvrir les mains et le visage.
Thomas Wells - DR
Il malaxe longtemps la préparation, c’est un sel qui nettoie la peau. Il en propose au public qui se désinfecte les mains. Il cherche souvent le fil conducteur dans l’histoire des sites post-industriels.
Nieves Correa (ES) rentre en poussant une chaise, un masque Covid sur le visage pour se protéger de la poussière. D’une petite boîte, elle sort un papier froissé rouge qu’elle déroule tout en marchant.
Nieves Correa - DR
Elle en fait des morceaux. Nieves expérimente des sensations primaires, à la fois corporelles et intellectuelles.
Tanja et Curt jouent à la balle. Rita déchire son collant et pose un œuf doré sur une des caisses. Beatrice arrache de son pull un fil rouge et demande à Nieves « de quelle couleur est-ce ? ». Thomas Wells souffle sur les morceaux de mine de crayon taillée. Rita trône sur son caisson, le corps recouvert de couleur rose, étrange Gorgone avec des doigts et la tête rallongée de tentacules rose vif.
Rentre enfin le dernier participant, l’Indien Sajan Mani. À une époque où la surveillance est devenu la norme, le corps devient la victime de cette situation. Le visage enduit de poudre de craie noire, il écrase sa tête contre le mur, et trace à la main des signes d’une large écriture. Il lit la définition de la Constitution indienne, soit dit en passant, république démocratique souveraine prônant justice, liberté, égalité et fraternité. Sur les murs et au sol, ses calligraphies deviennent de plus en plus brutales.
Sajan Mani - DR
Il déroule un long papier, continue d’écrire, en rampant dessus. Au final, transpirant, il s’allonge.
Pendant ce temps, les autres artistes défilent sur une musique improvisée, le rejoignent et ce sera la finale sonore de ces 24 heures de performances.
Il est clair que chacun a su utiliser le temps à son avantage. Comme je l’ai dit précédemment dans ma conférence sur l’importance du « Temps dans l’Art Performance », la Performance est un jeu avec le temps, un jeu avec le « Je ». Elle se déroule pendant le temps de jeu. Le temps devient le matériau premier comme s’il devenait la conscience de ce corps. Le temps est primordial. Tout se déroule dans le présent.
L’artiste qui élabore une nouvelle œuvre, se plonge dans un environnement et finit par en faire partie. Le temps devient un outil nécessaire pour analyser et trier, comprendre les règles et les structures données et mettre à jour les références et les sens cachés. Il active la pleine conscience, la présence. Et les artistes ont eu toute la liberté, grâce à la longueur de leurs actions, de pouvoir développer la trame de l’histoire qui s’est déroulée devant nous, toujours en éveil les uns par rapport aux autres, avec une grande connivence. Une émouvante complicité
Quant à nous, public, nous avons bien eu conscience de vivre, grâce à eux tous, un moment de partage hautement privilégié.
* En référence à Boris Nieslony