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PERFORMANCE QUEBEC #2
QUÉBEC : UNE SOIRÉE MAGISTRALE, UNIQUE ET EMPREINTE DE NOSTALGIE

Depuis 1982, à Québec, le Lieu, espace créé et dirigé avec virtuosité par Richard Martel, reste actif dans l’art performance, et toute autre forme artistique. De la soirée du 2 octobre, qui est en collaboration avec le Festival Art Nomade à Chicoutimi, il reste le souvenir d’un moment d’excellence. Le choix des performeurs contribua largement à marquer cet instant privilégié de performances devant un public conquis autant par la variété des actions que par les choix radicaux des artistes.
Page “Performance” : Sylvie Ferré
Relecture Jean Mereu
En premier, Seiji Shimoda renouvelle sa performance vue pendant le Festival VIVA ! Les actions du japonais (présent aux Polysonneries 2001) sont toujours expérimentales et éveillent des images poétiques. Il est continuellement à la recherche de nouvelles manières de s’exprimer. C’est aussi en réaction à la pression sociale qui règne dans son pays, où 30 000 personnes se suicident chaque année. À Montréal, pendant Art Nomade à Chicoutimi, au Lieu à Québec, il réitère sa performance, au départ mystérieuse, mais dont je découvrirai au fur et à mesure de la répétition de nouvelles clefs de compréhension.
Debout, les mains le long du corps, le buste en extension arrière, il fixe le plafond quarante minutes durant, au son d’une musique japonaise en boucle. Cette tension est prenante. Parfois il laisse voir une amorce de sourire, ou une grimace, un souffle. Je ne peux m’empêcher de penser au principe de l’immanence car l’on ne peut changer ce qui est immuable. Le public reste extrêmement attentif, stupéfait par cette volonté puissante, cette endurance face à l’inconfortable position. Au Lieu, est révélé le titre de la performance “Début de coucher de soleil”, et pendant Art Nomade, je comprends que cette action est en mémoire à ses amis morts cette année, dont le célèbre Lee Wen. Quant à la musique, il s’agit d’une chanson populaire des années 60, du compositeur Hachidai Nakamura, et de l’auteur compositeur Roku Suke. À l’époque, ce tube sirupeux fut N°1 au hit des USA.
L’Américain Jamie McMurry de Los Angeles, avec fureur, sans reprendre son souffle, enchaîne des situations violentes, liées à un passé difficile, et à un présent tout aussi compliqué. Avec “Yeti”, il aborde donc son histoire personnelle. Qui peut aussi éveiller en chacun de nous un lointain écho. Il est clair qu’il veut nous bousculer. En premier lieu, il aborde sa relation au cheval, car adolescent il s’occupait des chevaux de riches propriétaires. De toute évidence, ce n’était pas un travail de tout repos. Mais, cette petite diaspora où il se trouvait isolé, lui a beaucoup appris. Un liquide rouge dans la bouche vient surligner un X sur le sol qu’il imprime sur son Tee-shirt en se couchant dessus, et, en crachant, il macule de rouge la porte posée contre le mur. Comme enfermé dans un endroit anxiogène, par derrière, il essaye vainement d’ouvrir la serrure, donnant des coups dans le panneau. Avec une batte de base-ball, Jamie fait deux trous dont il agrandit l’un en tapant violemment de son poing fermé. Une vidéo d’un cheval en course se dessine sur la porte, accompagné du bruit d’un galop. Il enroule deux chaînes autour de la porte désormais couchée, passe les mains dans les trous, et là, il soulève avec force l’ensemble laissant apparaître deux moellons suspendus par les chaînes tendues.
Jamie McMurry
Posant le tout, il se vide un seau d’eau sur la tête, saute à la corde jusqu’à épuisement, revêt une longue robe rouge, en hommage à Lee Wen, décédé peu avant. Le final sera apocalyptique. Saisissant une tronçonneuse, il va découper chaque morceau, le réduire en poussière, comme pour conjurer ce mauvais souvenir, répandant fumée et débris dans la salle, où l’on ne verra plus rien ! Enfin il ramasse les morceaux, les jette dans un grand sac, donne la poignée de la porte à l’un des spectateurs, met le sac sur son dos et sort sous une ovation générale.
Alejandra Herrera Silva, sa compagne, accompagnée de Trinidad, leur fille de douze ans, ne va pas non plus apporter douceur et sérénité. Mais sa très belle performance, elle aussi reflet d’un vécu compliqué de par ses origines chiliennes va surtout aborder un excès de saturation des travaux ménagers capables aussi de dégager aussi une certaine forme de violence latente, plus sourde, mais non moins pesante. Dans un premier temps mère et fille tournent en rond en se fixant, l’une traîne des verres attachés, l’autre des tasses.
Bruits de raclements au sol, et de bris lorsqu‘elles les soulèvent et les reposent. Au centre du cercle de lumière, se trouve une pile d’assiettes qu’Alejandra va pousser dans tous les sens jusqu’à sa fille qui en saisit une. Munie d’un feutre, elle fait le tour de l’assistance réclamant au public l’inscription d’un mot sur l’assiette. L’enfant a déjà une présence étonnante. Elle colle l’assiette au mur et la maintient avec sa tête pendant que sa mère s’attache verres et tasses aux cheveux.
De là, Alejandra sera suspendue par les pieds à une corde par Jamie avant de retomber au milieu des débris qu’elle prendra soin de rassembler.
Alejandra Herrera Silva et sa fille Trinidad
Puis debout, portant sur le dos sa fille dont les yeux sont bandés, et par devant elle, le poids des tasses et verres, avec une force démesurée, elle avance péniblement, criant “douleur, colère, frustration, amour, …”. La pile d’assiettes passe de la tête de la fille, une rose entre les dents, à la mère, qui boit du vin rouge. Au final, Alejandra est debout les deux pieds en équilibre sur les piles d’assiettes, Trinidad a les cheveux attachés à la corde qui a soulevé sa mère. Elles se font face. Au dessus de sa tête, Alejandra, en recherche d’équilibre, a un cœur rouge de liquide qu’elle crève, faisant couler le vin sur son visage et sur sa robe blanche.
Sous les hourras du public, la famille salue.
Helge Meyer, va aussi performer avec sa fille, Marla. “Epilogue in Yellow” Là, il est question de deuil, et de mort. L’enfant voilée de noir porte la peine de sa grand-mère et Helge va reprendre certains gestes de deux grands artistes de l’art performance décédés récemment, Lee Wen et Norbert Klassen, son parrain d’introduction auprès de Black Market International.
Helge travaille la question de la douleur en art et sa représentation. Ce fut même le sujet de sa thèse en doctorat en histoire de l’art. Aussi, nulle surprise, lorsqu’il s’assoit et se fait couler la cire de plusieurs bougies sur la main, tout en maîtrisant sa souffrance.
Lors de ma première rencontre avec Helge Meyer à Nove Zamsky en janvier 2003, en Slovaquie, il performait avec son associé du système HM2T, Marco Teubner. Ce dernier avait alors perdu un doigt lors de leur performance, alors qu’ils se jetaient de gros pavés lourds en les rattrapant à tour de rôle. L’accident avait jeté un froid lors du Festival. Il n’est pas étonnant de constater qu’il ait bifurqué dans cette recherche étonnante sur la douleur dans l’art performance. À Québec, chacun de ses gestes seront lourds de symboles. La robe rouge est un clin d’œil à Lee Wen, Sur un billot, il pose des photos de partie de corps qu’il frappe à la hache, un œuf dans la bouche sur lequel apparaît le mot Death, lequel éclate entre ses dents.
Helge Meyer avec sa fille Marla
D’un amas de terre, il sort de petits objets et quelques dates en chiffre qu’il installe autour de la motte. Marla vient poser des asticots sur ce terreau, puis quitte sa tenue noire et apparaît vêtu de jaune, encore une allusion à Lee Wen. Pour finir, elle vient planter de longues aiguilles dans la cagoule noire de son père assis sur une chaise.
Le rapport à la famille n’est pas sans donner une certaine profondeur aux deux performances, celles d’Alejandra et de Helge. Trinidad a même participé à l’élaboration de l’action. Au final, cette soirée de fureur et de nostalgie laisse le souvenir d’un moment unique et inoubliable partagé avec quelques spécialistes de l’art performance et ces artistes formidables de la scène internationale que l’on a si peu l’occasion de voir. Dès le lendemain Richard Martel attend Orlan qui vient présenter sa “Pétition contre la Mort”.