- Chroniques sur divers sujets
« VIBRATIONS NEWYORKAISES »

La proximité de Montréal favorisant le déplacement et les conditions de séjour, grâce à l’aide de mon amie artiste Jana Haimsohn, m’étant favorables, je m’installe dans un building sur Canal Sreet au-dessus de chez elle, tout près de l’Hudson. Là où vit aussi Laurie Anderson.
Ainsi je quittais le Festival VIVA!, pour retrouver la rumeur de cette ville bouillonnante qu’est New York, où je n’étais pas venue depuis 6 ans. Là où résident nombre de célèbres artistes de la performance avec lesquels je reste en contact.
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Page “Performance” : Sylvie Ferré
Relecture : Jean Mereu
C’est dans la galerie Grace Exhibition Space, tenue par Jill McDermid et son compagnon Erik Hokanson, que se déroule un événement inédit : la programmation de plusieurs artistes chinois organisée par le performeur et organisateur Cai Qing qui propose « Immersive Live Art Tour 8 ».
Dans le passé, j’ai connu Jill. Nous avons fréquenté ensemble quelques festivals à l’étranger, et, si l’idée de créer un organisme de soutien qui relie entre eux les performeurs internationaux a germé en 1999 lors du Festival Polysonneries, c’est à Essen qu’ont été consolidées les bases de l’« International Association d’Organisateurs d’Art Performance » IAPAO, qui réunit artistes, organisateurs de rencontres et festivals. Depuis la création de cet outil, nous ne nous étions pas revus. Aussi ce fut un immense plaisir de partager quelques jours avec elle.
Le concept du lieu est le suivant : « Grace Exhibition Space a ouvert en 2006 pour être exclusivement consacré à l'art de la performance, offrant ainsi l’opportunité de découvrir les œuvres viscérales et stimulantes de la génération actuelle d’artistes internationaux, qu’ils soient émergents, à mi-carrière ou établis. Les événements sont présentés au sol et non sur scène, abolissant donc la frontière entre l’artiste et le spectateur. C’est ainsi que l’art de la performance est censé être vécu, notre mission étant la glorification de l’art de la performance ».
La programmation de Grace Exhibition Space change une ou deux fois par mois. Ils invitent artistes et organisateurs, sur une semaine au moins. C’est un travail énorme, et certains week-ends tout le monde part à La Ferme, à la campagne.
L’espace est situé dans Manhattan, mais c’est à l’extérieur, dans un parc avoisinant que vont se dérouler les premières performances, inaugurant celles des jours à venir. Ce sera court, sous la pluie, mais constituera quand même un moment de rencontres privilégiées.
Kuan-Ying Chen ©Sylvie Ferré
Dans un square, le jeune Kuan-Ying Chen de Taïwan, annonce au public vouloir aspirer leurs rêves. Après avoir demandé à chacun des participants d’écrire son rêve sur un sac plastique et de souffler dedans, il va effectivement le crever pour aspirer, avec un genre de paille, l’air enfermé, avant de s’enrouler le corps de plastique et, statue vivante, de poser sur une stèle.
Cinq Cai et Gao Ya ©Sylvie Ferré
Gao Ya performe avec Qinq Cai. Geste simple, ludique, testant leur force tout en tension. L’un soulevant l’autre, à tour de rôle.
Gao Ya ©Sylvie Ferré
La pluie commence à tomber, et c’est sur un parapluie noir que Gao, alias Grace, pose un tissu rouge, avant de se le mettre sur la tête et de refermer le parapluie, dans une tentative poétique.
Qing Cai « Dialogue avec les artistes de performance et les organisateurs » ©Sylvie Ferré
Dans la galerie, lieu où l’on peut au quotidien visionner en direct des performances venant du monde entier, je peux enfin admirer la série des portraits des performeurs internationaux que je suivais sur Facebook, réalisée par Qing Cai. Ce nouveau projet, exécuté au pinceau s’intitule « Dialogue avec les artistes de performances et les organisateurs ». Cette série est incroyablement fidèle au visage des artistes, ceux que je connais bien, dont j’apprécie le travail et avec lesquels j’ai des liens privilégiés. Ce travail réaliste lui a pris plusieurs années, d’autant plus qu’il s’oblige à ne dessiner que ceux qu’il a rencontrés. Qinq Cai est le commissaire invité de ces journées de performances chez Jill et Hoke.
Kuan-Ying Chen ©Sylvie Ferré
Le lendemain, Kuan-Ying Chen demande à six personnes de participer à son action. Il les place deux par deux dans un grand sac plastique et leur demande de tourner. Ils ondulent dans tous les sens, se cognent, dans un joyeux charivari, avec en fond sonore le bruit crissant des tourniquets que nous actionnons.
Lors d’une conférence, ce jeune artiste nous fait découvrir le monde artistique de Taipei. En 2014, un groupe de jeunes artistes, épaulés par d’autres plus âgés et reconnus, se forme afin d’harmoniser l’espace d’une maison vacante, et avec le souhait de supprimer les différences. « Acid House » est né. Ils s’y regroupent, y vivent, formalisent concepts et projets. Le groupe attire d’autres artistes. Ils ont une esthétique et un beau dynamisme. Taïwan semble être un pays intéressant, il y règne une émulation artistique constructive, d’une fraicheur inhabituelle.
Arahmaiani ©Sylvie Ferré
A Djakarta, suite à deux expositions datant de 1993 et 1994, l’artiste indonésienne Arahmaiani est forcée de quitter son pays.
Elle a reçu des menaces de mort, ses œuvres étant considérées comme des images profanes blasphématoires par les musulmans. Devenue nomade, elle n’a de cesse d’établir des connexions avec la nature, de rencontrer et de collaborer avec diverses communautés (notamment dans un monastère tibétain), et de s’engager avec des groupes marginalisés, pour travailler sur les impacts des catastrophes naturelles, les problèmes environnementaux et ceux du changement climatique, et « afin d’éviter l’enfer sur terre ».
Sa performance à NewYork sera un rituel de guérison. Sur une table est posé un monticule de boules d’argile. « Furious Mother Earth » symbolise le mur qui nous déconnecte de la nature. En quelques mots, elle évoque la possibilité de créer un changement, on ne peut pas continuer à détruire la nature. Sur le mur, elle écrit en rouge le mot nature avec un gros cœur. Elle a enregistré un poème « Mea Culpa », qui ressemble à une lamentation, comme si la terre elle-même se plaignait des sévices subis.
Se saisissant d’une des boules, elle la jette furieusement contre la toile, non sans nous avoir invité à en faire autant, pour casser ce mur imaginaire. Ce sera un beau moment de défoulement collectif et joyeux, une invitation à la réparation.
Nia Pushkarova ©Sylvie Ferré
Nia Pushkarova est active dans les milieux artistiques à Sofia. Nous nous sommes connus en Serbie en 2019, pendant le Festival IMAF de Nenad Bogdanovic. Son action est politique, une métaphore, entre histoire ancienne et actualité. Son astucieuse performance révèle avec inspiration et non sans rythme - ceux de l’artiste Lexi Fleurs aux platines -, la décrépitude d’une société en fin de course. Nia distribue à plusieurs participants une lettre dessinée sur un papier à dessin, après avoir chauffé sa main contre une bougie. Sur le mur elle dessine un très beau portrait de jeune fille au long cou, le portrait est précis, nous saurons plus tard qu’il s’agit de Barbie.
A peine le croquis terminé, l’artiste se frotte le dos contre le mur, faisant en sorte de l’effacer. Enfin elle réunira les porteurs de lettres, les positionnant de façon à former le mot « Babylone ». Cette performance se réfère à cette immense cité Mésopotamie, devenue le symbole du mal, du péché et de la persécution. Son destin sera funeste, celui de sa chute et de son abandon. De toute évidence l’artiste fait un rapprochement avec notre situation mondiale actuelle. La ville de New York n’est-elle pas considérée comme une Babylone moderne ?
Qing Cai ©Sylvie Ferré
Qinq Cai, a présenté à la dernière Documenta de Kassel plusieurs artistes chinois. Débordant d’activité, cet artiste a publié de nombreux livres. Sans nul doute ses connaissances de l’art performatif sont colossales.
En Chine, après la politique zéro Covid, les gens descendaient dans la rue avec des papiers vierges pour protester. Ce mouvement de contestation non violent lancé par Gandhi est étroitement lié au mouvement du livre blanc. Les papiers blancs sont un moyen muet de résistance dans les pays oppressés et génèrent des conflits avec la police. Aussi, suite à la censure d’une partie de son quatrième livre en Chine, et le manque de liberté omniprésent, Qinq Cai décide de partir s’installer à l’étranger, où la voie est libre pour les artistes. Allemagne, New York, Singapour. Prolixe dans plusieurs domaines artistiques, il se concentre sur les rapports sociaux qui permettent de nouvelles relations entre les personnes.
A la galerie, il présente « Share your time in New York ». Grâce à l’utilisation du support papier, il nous invite à partager ce moment. Il utilise plusieurs exemplaires du magazine Times, les place sous les chaussures de quelques participants et en surligne le contour, avant de découper cette empreinte avec un ciseau.
Qing Cai ©Sylvie Ferré
Donnant une semelle à chacun, Cai nous demande de lire ce que nous avons en main. Une joyeuse cacophonie résonne dans Grace Exhibition Space. Une pluie de semelles lancées en l’air retombera sur le public. Dans une bassine, il fait un mélange pour obtenir un liquide vert. La couleur verte a une signification négative en Chine. Quittant ses chaussures, il met ses pieds avec ses chaussettes dans le baquet. Après avoir dessiné dans le vide avec un pinceau, il va ainsi marquer l’espace de la galerie d’une empreinte de pied verte. Il continue à l’extérieur, suivant le trottoir, remettant régulièrement les pieds dans le baquet, pour finir par piétiner… réduisant petit à petit un rond en forme de colimaçon, mettant en évidence le fait de tourner en rond. L’empreinte, même si elle disparait les jours suivants, constitue une strate de sens, c’est une donnée matérielle et temporelle. Les médias laissent une empreinte loin d’être positive, sa performance tend à nous faire partager l’urgence des problèmes actuels.
Son prochain Live Art Tour 9 aura lieu à Dhaka au Bangladesh en Mars 2024.
Antonetta Quick et Peyton Pleninger ©Sylvie Ferré
Antonetta Quick et Peyton Pleninger vont créer un moment touchant et tendre. Durant toute leur performance ils ne cesseront de s’embrasser ardemment. S’attachant les cheveux ensemble, se mouillant avec l’eau d’un bassin déposé devant eux, ils continuent de s’embrasser. Chacun arrache un cheveu à l’autre, ils les nouent ensemble et, en entoure avec un minuscule objet pris dans la bassine, comme un petit bébé.
Puis ils mêlent encore leurs chevelures, plongent leur tête dans l’eau et souffle dedans. Ils nous ont fait partager un beau moment de douceur, d’amour, et de tendresse.
Xiang Xishi ©Sylvie Ferré
Xiang Xishi fixe une patte de poulet placée sur une assiette posée devant lui. Son immobilité n’est pas sans créer une forme de tension, surtout lorsqu’il poussera lentement l’assiette tout au bord de la table, avant de brusquement taper du poing sur le plateau, nous faisant tous sursauter.
Lin Bing ©Qing Cai
Lin Bing est caché derrière un rideau noir. De temps en temps sa tête émerge avec un bonnet avec des oreilles de lapin. Les oreilles de lapin se dressent, c’est drôle. Il sort une pancarte, dessus est inscrit « 10 years in New York, 2013-2023 », la lâche au sol. Disparition, avant de réapparaître avec un énorme morceau de viande entre les dents, active encore les oreilles, lâche le morceau sur la pancarte avant de disparaître. Mais cette performance ludique traite un sujet cependant grave, celui des immigrés qui cherche à avoir leur carte de séjour à plusieurs reprises sans succès malgré leurs incessantes demandes. Il est tentant d’appeler cela une « lapinade », même si c’est inhabituel, mais cela sonne bien.
Et c’est à ce moment précis que je quitte Grace Exhibition Space, même si les performances continuent tard dans la nuit. Quel beau travail font là Jill et Hoke. Leur espace est une référence du genre performatif, et c’est rassurant.
J’ai hâte de retrouver un ami, le célèbre performer cubain Carlos Martiel avant qu’il ne quitte New York pour aller performer à Londres, suite à une invitation de Marina Abramovic.
Cependant la performance la plus poignante à laquelle j’ai pu assister, grâce à l’information donnée par Jill, sera celle de l’Australienne Theresa Byrnes, le dimanche après-midi, dans « Le Jardin du Paradis », à l’occasion du Lungs Harvest Festival.
A l’âge de 18 ans, Theresa est lourdement handicapée, atteinte de l’ataxie de Friedreich depuis 1987.
Il s’agit de « Contour d’un arbre – journal d’infirmière », avec Samora Free aux percussions et Lloyd Leary au didgeridoo.
Son fils âgé d’environ 9 ans participe à la performance, nous lit un texte expliquant l’origine de ce jardin. En 1639, c’était un marais salant, puis la patrie de la tribu algonquienne violemment déplacée lors du colonialisme européen. L’enfant explique alors le rôle essentiel d’un arbre, celui de maintenir la vie après la mort. Lorsqu’il tombe dans la forêt, il nourrit des milliers d’organismes. Il fait ainsi le parallèle avec la maladie de sa mère, la force qu’elle puise dans les arbres, elle qui vit sa maladie comme une expérience de relation humaine à la nature. Sa performance sera un hommage au chef du clan Gumati Yunupinigu (1948-2023).
Theresa Byrnes ©Sylvie Ferré
Theresa est hissée hors de son fauteuil roulant et attachée avec de larges bandes de tissus contre un arbre. Ses assistants sont d’une délicatesse infinie, et prennent grand soin d’elle. C’est long de déplier ce corps de souffrance, replié sur lui-même, aux extrémités paralysées.
Theresa Byrnes ©Sylvie Ferré
Comme son petit garcon est précautionneux avec elle et les musiciens en totale osmose ! On a l’impression d’être dans le Bush avec les Aborigènes. Bien plus tard, on lui retire les bandelettes pour l’allonger à même le sol sur des coussins blancs. Cette action prend un temps fou. Son fils lui enduit le visage d’argile blanche, et va vers chaque participant pour lui tracer un signe sur le visage. Ses assistants dessinent sur le corps de l’artiste des symboles à la mine de crayon, et à l’argile. « Piéta » immobile, elle restera ainsi longtemps, son fils lui tenant la main. Ses longs cheveux ont été reliés par des fils tendus aux branches des arbres qui l’entourent.
Theresa Byrnes ©Sylvie Ferré
Les musiciens s’étant rapprochés, elle est comme en extase, le tambour et le didgeridoo contribuent à créer une ambiance mystique.
Theresa Byrnes ©Sylvie Ferré
Il résonne tout autour d’elle une vibration immatérielle. Au bout de plusieurs heures, Theresa est radieuse, il est difficile de ne pas évoquer l’image d’une sainte.
C’est un cérémonial. Nous sommes transportés par ces sons chamaniques et finirons tous couchés au sol, la tête tournée vers elle, en totale symbiose autour de l’arbre régénérateur. Le soleil diffuse à travers les feuilles des arbres une douce atmosphère. J’ai assisté là à la plus puissante performance qu’il m’ait été donnée de voir. Un fort moment de spiritualité et de communion transcendentales.
Theresa Byrnes ©Sylvie Ferré
Je n’oublierai jamais Théresa Byrnes qui, malgré son handicap, a fait de son corps une expérience artistique, et qui en repousse sans cesse les limites.
SYLVIE FERRÉ